Rares étaient ceux qui osaient s’opposer aux desiderata d’Omar Bongo à Paris. Parce qu’il était au cœur des secrets d’État français – et pas seulement ceux concernant l’Afrique –, sa capacité de nuisance était considérable. Lorsqu’il s’agissait de lui, la présidence de la République était toujours sur le qui-vive, surtout si une décision avait été prise dans sa région sans son aval. Parmi mille autres saynètes révélant les nouveaux rapports de force entre le Palais du bord de mer et l’Élysée, on peut relater le voyage interrompu du ministre de la Coopération, Pierre-André Wiltzer, accompagné de Michel de Bonnecorse, conseiller pour l’Afrique à l’Élysée, en novembre 2003. « François Bozizé venait d’arriver au pouvoir à Bangui, en Centrafrique, raconte Pierre-André Wiltzer 18 . On a donc décidé de se rendre en Centrafrique, puis de poursuivre notre voyage en Guinée-Équatoriale pour rencontrer le président Teodoro Obiang. » Après avoir été reçus par le président centrafricain, Wiltzer et Bonnecorse s’apprêtent à remonter dans leur avion pour se rendre à Malabo. Tandis qu’ils visitent brièvement les installations militaires françaises sur le tarmac de l’aéroport, Dominique de Villepin, alors ministre des Affaires étrangères, appelle Wiltzer sur son portable : — On a vu avec le président : il ne faut pas que vous alliez à Malabo, car Bongo le prend très mal. Les relations entre le Gabon et la Guinée-Équatoriale étaient alors tendues par un litige autour de la propriété de l’île de Mbanié, au large de leurs côtes. — Comment ça ? répond Wiltzer. Mais on ne va pas là-bas pour conforter la position de la Guinée-Équatoriale dans ce conflit ! Je vais appeler Bongo. — Surtout pas ! s’empresse de répondre Villepin. — Je dois partir, on a promis à Obiang qu’on arrivait aujourd’hui, poursuit Wiltzer. — Non ! assène Villepin. — Il faut que j’appelle Obiang, qu’est-ce que je vais lui dire ? — Tu n’as qu’à dire que tu as été rappelé d’urgence à Paris, invente le chef de la diplomatie française. Michel de Bonnecorse, qui bouillait aux côtés de Pierre-André Wiltzer, s’empare du téléphone et s’exclame : raccrochant aussitôt. Wiltzer appelle Teodoro Obiang pour lui annoncer qu’il est rappelé à Paris et ne peut se rendre à Malabo. Très calme, le président équato-guinéen lui répond : « C’est dommage, je partais justement pour aller vous accueillir à l’aéroport. J’imagine que c’est à cause de mon voisin. » Malgré les embrassades et les grandes tapes dans le dos pour les photographes, Jacques Chirac s’est toujours méfié du rusé président gabonais, dont il était pourtant officiellement l’un des chouchous au sein de la classe politique française. Un jour de juin 1999, relate un émissaire qui tient à rester anonyme, « quand je lui remets une lettre de la part d’Omar Bongo, Chirac regarde l’enveloppe, soupçonneux, et me dit : “Je n’aime pas ça quand il écrit, c’est jamais bon !” ». En fait, cette lettre de deux pages ne concernait qu’une innocente demande d’intervention de la France auprès du FMI pour que le Gabon soit « déclassé ». En effet, pays pétrolier riche classé parmi les « pays à revenu intermédiaire », le Gabon ne peut bénéficier des mêmes annulations de dette que les « pays pauvres très endettés » (PPTE) du continent. « Un geste de la communauté internationale en direction des pays intermédiaires, à économie libérale et très largement ouverte comme le Gabon, mais aussi à responsabilité géopolitique indéniable, constituerait une avancée importante », écrivait Bongo dans cette lettre officielle adressée à « Monsieur le Président de la République et Très Cher Ami », ces trois derniers mots manuscrits. Le président gabonais mettait ensuite la pression en évoquant la dette bilatérale entre les deux pays : « La France étant notre principal créancier devrait souverainement décider de l’annulation de la dette gabonaise. » Chirac intervint sur ce dossier via son ami Michel Camdessus, alors patron du FMI. Bongo lui reprocha néanmoins par la suite de ne pas avoir fait plus d’efforts pour effacer la dette publique gabonaise. Bercy considérait, comme le FMI, que cette annulation n’était pas justifiée. Le 5 mai 2002, jour de la réélection de Jacques Chirac, Bongo était boudeur et morose, assis sur un canapé de sa suite du premier étage de l’hôtel de Crillon, engoncé dans un petit blouson de cuir. Il était quasiment le seul à être resté regarder la télévision, son entourage familial et quelques invités français se pressant sur le balcon qui domine la place de la Concorde, très animée ce soir-là. À ses proches qui le pressaient de les rejoindre, il lança : « Il a battu Le Pen, et le superbonus qu’il réclamait. La négociation se tint le 25 mai 2007 dans le bureau du nouveau président, moins d’un mois après son installation rue du Faubourg-Saint-Honoré. Des responsables du Trésor furent convoqués pour assister à l’entretien entre les deux chefs d’État. Omar Bongo demandait un coup de rabot de 30 %. Le Trésor voulait s’en tenir à 5 %. Nicolas Sarkozy a tranché : ce serait 20 %. Un cadeau de 335 millions d’euros pour le Gabon et son président. Afin de s’assurer que Bercy allait bien recourir à l’ardoise magique, Omar Bongo revint à la charge le 9 juillet 2007. Pour lui plaire, Nicolas Sarkozy envoya en audience à son hôtel parisien la ministre de l’Économie et des Finances, Christine Lagarde. L’après-midi même, c’est le Premier ministre François Fillon qui fut prié d’aller recueillir les souhaits de l’intouchable Omar. La réussite de cette affaire d’annulation de dette était devenue pour le leader gabonais la preuve tangible qu’il tenait encore son monde à Paris. Ce fut un succès total. Il avait bien repris le sceptre de doyen de la Françafrique, auparavant entre les mains de l’Ivoirien Félix Houphouët-Boigny.

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