Congo : au pays de l’or noir

Comment Denis Sassou Nguesso a été intronisé grand maître de Brazza par ses « frères » français La photo est insolite, la pose étrange. Dans un salon sombre, deux hommes se tiennent fermement par la main face à l’objectif du photographe. L’un est africain, élégant : costume sur mesure, menton martial et regard sans réplique du « chef ». L’autre est européen, plus massif, le cou enserré par une lavallière bleu nuit d’un autre siècle ; une moustache en forme de guidon de vélo lui barre le visage. Les bras écartés forment le triangle parfait de deux « frères » en maçonnerie. Nous sommes en novembre 2002. Denis Sassou des réseaux de l’Afrique en France. Propriétaire, notamment, du Château Paradis et de ses vignes de rosé au Luc-en-Provence, Jean-Charles Foellner reviendra souvent au Congo par la suite. Le 20 octobre 2003, il consacre le temple de Brazzaville en « Arche royale » pour toute l’Afrique centrale. Une dizaine de jours auparavant, Denis Sassou Nguesso, tout nouveau grand maître congolais, a organisé l’initiation de son « frère » centrafricain, le président François Bozizé. Ancien chef d’État-major de l’empereur Bokassa, Bozizé vient tout juste de prendre le pouvoir à Bangui par un coup d’État. Dix ans plus tard, en mars 2013, il sera lui-même emporté par une rébellion. Son « frère » voisin, le président tchadien, Idriss Déby, également initié à la GLNF, ne l’a pas beaucoup protégé cette fois-ci. La franc-maçonnerie ne serait-elle donc pas cette assurance tous risques tant vantée auprès des dirigeants africains ? Pas vraiment. La preuve par le glaive. Mais elle est certainement un viatique d’influence dans le village franco-africain. C’est précisément ce que cherche, depuis des années, Denis Sassou Nguesso, l’un des plus anciens chefs d’État du continent. 

Nommé président d’un comité militaire du Parti congolais du travail (PCT) en mars 1979, le « camarade » Sassou est débarqué, en août 1992, par l’une de ces conférences souveraines de l’après-chute du Mur. Un mauvais moment à passer. Sûr de lui, Sassou est persuadé qu’il va très vite revenir au pouvoir en s’alliant à Pascal Lissouba, un homme âgé, Premier ministre au début des années 1960. Directeur régional à l’Unesco au moment où il replonge dans la politique congolaise, Lissouba est un chercheur, généticien de profession, surnommé « Professeur Tournesol » pour sa propension à tirer des plans sur la comète. Justement, le plan de Denis Sassou Nguesso, c’est que le vieux scientifique ne fasse qu’un petit tour de manège et lui garde son fauteuil. Las, le supposé comparse se maintient à la tête de l’État et rompt avec le PCT de l’ancien officier progressiste. Seule porte de sortie pour Denis Sassou Nguesso : l’exil en France. Humilié, et même vexé, le général d’armée, toujours combatif, prépare sa revanche. Du matin au soir, que ce soit dans son appartement de l’avenue Rapp à Paris ou dans sa résidence du Vésinet, dans les Yvelines, il reçoit ses amis français spécialisés dans le métier des armes… Après une sanglante guerre civile – milices Cobras de Sassou contre milices Cocoyes de Lissouba –, il revient au pouvoir en 1997 avec dans sa manche un tiercé gagnant. D’abord, son José Eduardo dos Santos, son fidèle allié au nom d’un passé marxiste-léniniste et d’intérêts financiers communs. Enfin, les pétroliers français d’Elf, puis de Total, très productifs dans les deux pays.

À la recherche d’un leadership régional

S’il récupère bien son sceptre, Denis Sassou Nguesso sait qu’il n’est encore que le numéro deux dans la région. Aux yeux de ses amis français, il reste surtout le parent de son puissant voisin, Omar Bongo. Le président gabonais a épousé en 1990 Édith-Lucie, la fille préférée de Denis Sassou Nguesso. Ce dernier ne se remettra d’ailleurs jamais de sa mort, le 14 mars 2009, à Rabat, au Maroc. Interlocuteur privilégié des dirigeants français pendant près d’un demi-siècle, Bongo a toujours fait de l’ombre à Sassou. Au royaume des compas et des équerres, le président gabonais était déjà un maestro. Grand maître d’un Grand Rite équatorial plutôt affilié au Grand Orient (GO), marqué à gauche, il jonglait aussi avec la Grande Loge du Gabon (GLG), liée à la Grande Loge nationale française (GLNF), proche de la droite.

Un grand alchimiste qui réglait tous les problèmes sous le maillet… Pas un seul cadre gabonais un tant soit peu contestataire, genre forte tête « polluée » à l’étranger, ne résistait : à peine de retour au pays, il était initié et verrouillé, et finissait très vite par ne plus fréquenter que la loge du ministre auprès duquel il avait été affecté. Bien sûr, avec un bon salaire et une belle voiture de fonction. Copie conforme de ce qui se passait au Congo-Brazza. Toutefois, dans les agapes annuelles des convents des obédiences françaises où ils se rendaient main dans la main, Bongo avait toujours la préséance sur Sassou… Frustré de n’être ni reconnu ni consulté par Paris, le président congolais a vu dans la création de sa propre loge un moyen d’exister et de peser dans les cercles de décideurs. Il s’est rapidement retrouvé au cœur d’affaires d’État et d’opérations secrètes. Outre la photo souvenir avec Jean-Charles Foellner et une vidéo de son intronisation accessible sur le Net, un autre document atteste l’activisme de son réseau français. Il s’agit d’une lettre datée du 19 octobre 2000 à l’en-tête de la Grande Loge nationale française et signée d’Yves Trestournel, alors grand secrétaire de cette obédience. Il révèle que Thierry Imbot, décédé quelques jours plus tôt, était un consultant du président congolais. « Vous avez été informé du décès accidentel de le Président et très respectable frère » . En effet, le 10 octobre 2000 au matin, Thierry Imbot a été retrouvé mort devant son immeuble, rue Jean-Goujon, dans le VIII e arrondissement de Paris, après avoir chuté de la fenêtre de son nouvel appartement situé au quatrième étage. Défenestré ou tombé accidentellement « en réparant un volet », comme l’a conclu l’enquête ? Fils du général René Imbot, devenu patron des services secrets français après l’affaire du Rainbow Warrior , Thierry Imbot était lui-même un agent de la DGSE. Il enquêtait notamment sur les marchés d’armement de Taïwan. Dix jours après sa mort, Yves Trestournel demande au président congolais que 75 millions de francs CFA (114 000 euros), « correspondant au travail effectué », soient versés à sa famille via la banque CAIC de Brazzaville. Dans une lettre du 29 septembre 2000 adressée au directeur général de cette banque, Thierry Imbot avait effectivement demandé le transfert de l’argent déposé par la présidence congolaise à la CAIC sur un compte à la banque Sanpaolo, « conformément à mon contrat de consultant avec la présidence de la République dont vous avez copie ». Sur quel dossier le « consultant » travaillait-il ? On ne le saura sans doute jamais.

Le réveil de Savorgnan de Brazza

Pour lui permettre de mieux asseoir sa grande maîtrise et le valoriser dans le village franco-africain, son premier cercle de « frères » parisiens souffle à Denis Sassou Nguesso, en 2006, l’idée d’un nouveau projet d’envergure : le transfert des restes de Pierre Savorgnan de Brazza d’un cimetière algérien au mausolée érigé dans la capitale qui porte son nom. D’origine italienne, l’explorateur avait ouvert la voie à la colonisation française en Afrique centrale, où il avait noué des relations fraternelles avec les populations, en particulier avec le roi Makoko. C’est à son initiative que le souverain avait placé son royaume sous la protection de la France en 1880. Loin de recueillir l’unanimité attendue, ce projet de transfert des ossements a très vite suscité des controverses. Une partie de la famille de Brazza s’y est déclarée hostile. Certains ont accepté à condition que le Congo, outre des investissements dans les secteurs de l’éducation et des infrastructures sociales, s’engage à édifier une statue du roi Makoko près de celle de l’explorateur à l’entrée du mausolée et à placer une croix sur sa tombe. Sans suite. En septembre 2013, un jugement de la cour d’appel de Paris a ordonné la restitution par le roi Makoko, mais aussi grand détracteur de Denis Sassou Nguesso, Hervé Zebrowski, ancien secrétaire de feu Mgr Ernest Kombo, a produit dans un livre toujours en quête d’éditeur un document du Grand Orient de France. Il y est fait état que Brazza a bien été initié à la loge Alsace-Lorraine, le 28 juin 1888, mais en a démissionné en novembre 1904. Hervé Zebrowski affirme que Brazza a reçu, à sa demande, les derniers sacrements de l’Église catholique à Dakar, le 14 septembre 1905 à 18 heures. Zebrowski milite pour que les ossements de Brazza ne reposent pas dans le mausolée-temple de Brazzaville, mais à Mbé, aux côtés du roi des Tékés, Illoy Loubath Imumba I er dit Makoko. Les initiateurs du projet de transfert n’ont pu éviter le débat sur son coût, évalué entre 5 et 10 millions d’euros dans un pays où, bien qu’il soit le quatrième producteur africain d’or noir, 70 % de la population vit avec moins de un euro par jour ! Toujours sur les conseils de ses amis français, Denis Sassou Nguesso a donc cherché des ressources extérieures. Entre-temps, sur le papier, le projet avait pris de l’ampleur : on envisageait la construction d’un complexe culturel

comprenant, outre le mémorial, un musée du souvenir, une bibliothèque et un amphithéâtre. Pour l’opération de sponsoring auprès des entreprises françaises, le leader congolais a délégué ses deux plus fidèles communicants sur la place de Paris : Jean-Paul Pigasse et Patrick Wajsman. Au printemps 2004, Patrick Wajsman adresse une lettre à plusieurs patrons de grands groupes français en demandant à être reçu « un bref moment avec Jean-Paul Pigasse ». Cette requête est accompagnée d’une lettre de Denis Sassou Nguesso à en-tête de la présidence de la république du Congo précisant : l’édification des infrastructures à la mémoire de Pierre Savorgnan de Brazza « implique la mobilisation d’un certain nombre de moyens financiers qui ne pourront être levés qu’avec le concours des partenaires intéressés par la réalisation de ce projet. C’est dans cet esprit que j’ai confié la mission à MM. Jean-Paul Pigasse et Patrick Wajsman de solliciter le concours de votre société aux fins de participer au sponsoring de cette opération. Les fonds collectés seront déposés sur un compte bancaire ouvert à Paris par la république du Congo et la fondation Pierre- Savorgnan-de-Brazza ». Qui a répondu à cet appel ? Les noms des donateurs, a promis Sassou, « seront gravés sur le mémorial et dans le livre d’or de Brazza ». Peu se sont publiquement manifestés. Dans le village, on n’avance que . Si Jean-Paul Pigasse couvre le terrain médiatique à Brazzaville, Patrick Wajsman est connu comme un go-between hors pair dans le microcosme parisien. Président du comité éditorial de Géopolitique africaine , il met au service du leader congolais son entregent dans les cercles du pouvoir. Conseiller de François Léotard lorsque celui-ci était ministre de la Défense, de 1993 à 1995, Wajsman est le fondateur-directeur de la revue Politique internationale , un trimestriel sur papier glacé nourri par la publicité des principaux groupes du CAC 40. La revue organise chaque mois des dîners-débats avec des décideurs économiques en l’honneur de dirigeants étrangers de passage. Des débats où ne sont jamais conviés les journalistes, pour garantir, affirme Patrick Wajsman, « une liberté de ton »… Le 10 avril 2013, c’est au tour de Denis Sassou Nguesso, en visite en France, d’être la vedette d’un dîner à l’hôtel George-V. Mais ce soir-là, pour fêter le président congolais, il n’y a pas que des chefs d’entreprise. Plusieurs personnalités politiques ont tenu à être présentes pour se rappeler au bon souvenir du leader congolais : Claude Guéant, Philippe Douste-Blazy, Renaud Donnedieu de Vabres, Thierry Mariani, Rachida Dati… Quatre mois plus tard, le 17 juillet 2013, Rachida Dati, encore elle, est à Brazzaville. La maire du VII e arrondissement de Paris et vice-présidente députée européenne, afin d’« encourager un projet de création de lycées d’excellence ». Cependant, l’ancienne ministre de la Justice de Nicolas Sarkozy, avocate, reste aussi « magistrate en disponibilité ». Et les opposants au président congolais sont persuadés qu’elle est venue conseiller Denis Sassou Nguesso sur l’affaire des biens mal acquis, instruite à Paris contre lui et plusieurs de ses collègues d’Afrique centrale. Un dossier judiciaire qui l’agace terriblement. Une dizaine de jours plus tard, c’est Jean-François Copé qui lui succède. Le président de l’UMP est l’un des intervenants du premier forum de la nouvelle revue Forbes Africa , pilotée par des proches du chef de l’État congolais. Jean-François Copé a reconnu avoir été rémunéré pour cette prestation. Pour justifier cette « pige politique », son directeur de cabinet, Jérôme Lavrilleux, a rappelé que l’ancien Premier ministre Jean-Pierre Raffarin avait participé l’année précédente, en juillet 2012, au lancement de Forbes Africa . De fait, pour cette première édition – organisée par Euro RSCG –, Jean-Pierre Raffarin se trouvait dans l’avion spécial qui avait été affrété depuis Paris pour transporter à Brazzaville les VIP français. Deux autres Premiers ministres occupaient les premiers rangs : le Français Dominique de Villepin et le Belge Guy Verhofstadt. L’animatrice de ce forum était la journaliste Christine Ockrent. Une opération de communication internationale pour le Congo que seul l’argent du pétrole peut offrir.

Jean-Yves Ollivier, l’ami indéfectible

Le pétrole : au Congo, c’est l’essence du pouvoir. Un vilain jeu de mots que ne renierait pas Jean-Yves Ollivier, l’un des traders de l’entourage de Denis Sassou Nguesso, sans doute parmi les plus intimes. « Je voue à Sassou, qui me considère comme son “frère”, un respect et une amitié indéfectibles. Il se moque de l’argent, il en use comme d’un moyen politique », explique-t-il à Paris Match 2 . Dans le documentaire Plot for Peace (« Complot pour la paix »), de Carlos Agullo et Mandy Jacobson, sorti en 2013, l’homme d’affaires français fait d’ailleurs son « coming-out », révélant qu’il est un homme de l’ombre de l’Afrique postapartheid. Il y raconte, entre autres choses, les opérations de diplomatie parallèle qu’il a initiées pour accompagner la libération de Nelson Mandela ou encore l’indépendance de la Namibie. Prudent, l’aventurier de l’Afrique australe a tout de même fait « cribler » son passé par une société faire effacer son nom de la World-Check, base de données bancaires qui recense les « personnes politiquement exposées ». À l’instar de Roland « Tiny » Rowland, son alter ego britannique qui s’était créé un empire minier en Afrique, Jean-Yves Ollivier met à la disposition de ses partenaires africains – souvent appelés à de hautes fonctions – des moyens financiers ainsi que son avion privé. Il n’a pas toujours eu la main heureuse : en République démocratique du Congo (RDC), son candidat préféré était Jean-Pierre Bemba, l’homme fort du Mouvement de libération du Congo (MLC), actuellement poursuivi par la Cour pénale internationale et emprisonné à La Haye… Ce soutien a longtemps valu à Jean-Yves Ollivier d’être persona non grata à Kinshasa, chez Joseph Kabila. En Afrique du Sud, il avait misé, pour succéder à Nelson Mandela, sur le leader politique Tokyo Sexwale. Il avait même fait en sorte qu’il soit fait commandeur de la Légion d’honneur par François Mitterrand au cours de la visite officielle du président français en Afrique du Sud en juillet 1994. Las, c’est finalement Thabo Mbeki qui a accédé à la tête du pays en 1999, suivi par Jacob Zuma… Tout en rondeur, affable, plein d’humour, « Jean-Yves » est quasiment le sosie du chanteur Elton John. Pas vraiment le profil de Son Altesse sérénissime (SAS), le prince Malko, héros de la série d’espionnage de Gérard de Villiers. Il a une qualité reconnue par tous : sa fidélité envers ses amis et partenaires. Pour assouvir sa passion du jeu politique en Afrique, il dispose depuis toujours d’un brelan de rois qui ne lui ont jamais fait défaut. Le premier est une immense fortune, acquise dans les matières premières (céréales, charbon, pétrole…). Le deuxième est le président Denis Sassou Nguesso, qui, non content de lui avoir donné accès à des cargaisons de pétrole, lui a permis d’entrer en contact avec ses alliés progressistes dans la région, tel l’actuel président angolais Eduardo dos Santos. Un joker pour conduire des opérations de diplomatie secrète. Dans la foulée, ce canal congolo-angolais a permis à la compagnie française Elf, puis à Total, de s’emparer de blocs pétroliers en Angola. Cela n’était pas évident : Luanda reprochait à Paris d’avoir trop longtemps aidé l’Unita, la rébellion de Jonas Savimbi. En contrepartie, Jean-Yves Ollivier n’a eu de cesse qu’il n’ait conforté la position diplomatique de Denis Sassou Nguesso, tant sur le continent que dans les capitales occidentales. Le documentaire Plot for Peace cherche aussi à magnifier l’action du président congolais à travers l’« accord de Brazzaville », qui, selon Ollivier, « a rendu sa dignité à toute l’Afrique fait applaudir Denis Sassou Nguesso et chaleureusement remercié la première dame congolaise, Antoinette, pour sa présence. Ces dernières années, l’action d’Ollivier a également été déterminante pour aider Sassou à sortir des griffes des fonds américains, qui avaient racheté des créances de l’État congolais pour plus de 700 millions de dollars. Faute de remboursement, ces fonds – rebaptisés « vautours » à Brazzaville – saisissaient tous les biens du Congo à l’étranger, notamment les cargaisons de pétrole à destination des États-Unis. La troisième carte de Jean-Yves Ollivier est plus proche de la tour Eiffel : il s’agit de son ami Michel Roussin, qui l’a accompagné, comme le Petit Poucet, dans toutes ses opérations en Afrique. Après avoir été, de 1977 à 1981, directeur de cabinet d’Alexandre de Marenches – directeur du SDECE –, Michel Roussin a dirigé le cabinet de Jacques Chirac, d’abord à la mairie de Paris, puis à Matignon, de 1984 à 1993. C’est lui qui met Jean-Yves Ollivier en contact avec Chirac. Lors de l’opération Condor d’échange de prisonniers entre l’Afrique du Sud, l’Angola et la France, le 7 septembre 1987, ce sont des proches de Michel Roussin qui sont à la

manœuvre avec Jean-Yves Ollivier : d’abord Jacques Rigault, ancien responsable du service action du SDECE, puis Jean-Marc Simon, un jeune diplomate repéré par Roussin, qui le fera chevalier de la Légion d’honneur en raison de « son goût pour le renseignement ». À l’époque de cette opération, Simon est, au Quai d’Orsay, conseiller du ministre Jean-Bernard Raimond. Il deviendra directeur adjoint du cabinet de Michel Roussin, ministre de la Coopération. Plus tard, il sera présent sur tous les terrains africains sensibles comme ambassadeur – en Centrafrique, au Nigeria, au Gabon et en Côte d’Ivoire. Un vieux sorcier du village… Roussin a la même passion que Jean-Yves Ollivier pour Denis Sassou Nguesso. À une petite nuance près. Pour cet officier de renseignement, Sassou est avant tout un frère d’armes : « Sassou, c’est l’école des officiers de réserve de Cherchell en Algérie avant l’indépendance, puis l’école d’infanterie de Saint-Maixent. Il est embarqué en Algérie dans les dernières embuscades avec les Français avant la résolution du conflit en juillet 1962. Ensuite, je le découvre et l’apprécie, avec Jean-Yves Ollivier 3 . » Roussin est aujourd’hui l’un des responsables Afrique du patronat français et conseille Henri Proglio (EDF) après avoir été le « Monsieur Afrique » de Vincent Bolloré. Tout comme son beau-père, feu Omar Bongo, Denis Sassou président gabonais, il adore recevoir les hommes de l’ombre et « échanger », selon la formule en usage dans le renseignement, sur les dernières petites histoires politiques, voire les secrets d’État à Paris. Bien que Jean-Yves Ollivier opère en solo, tout son entourage baigne dans les services secrets français. Et pas seulement son ami Michel Roussin. Du temps où il dirigeait l’entreprise pétrolière Comoil, rue Marguerite, dans le XVII e arrondissement de Paris, Ollivier était associé avec Pierre Léthier, lui aussi colonel des services secrets. À cette époque, il exerçait « une activité sans solde en liaison avec les besoins du service », comme il l’a expliqué lors de son procès en 2003 dans le cadre de l’affaire Elf. Il lui a été reproché des transferts de fonds en lien avec Dieter Holzer, un proche d’Helmut Kohl et des services secrets allemands. Ce même Holzer était l’un des « invités » de Jean-Yves Ollivier en 1988 lors de rencontres secrètes dans le désert du Kalahari avec le ministre sud-africain Roelof Frederik « Pik » Botha, le ministre angolais Kito Rodriguez, Mark Strauss, fils de Franz Josef Strauss, Jean-Christophe Mitterrand… Rue Marguerite, on pouvait aussi croiser le général René Imbot, directeur général de la DGSE sous Mitterrand et, comme on l’a vu, père de Thierry Imbot, qui était devenu l’un des consultants de Denis Sassou Nguesso. De quoi donner le tournis… Comme on dit en Afrique : « On sait qui est qui. » Les réseaux de l’or noir « Les dirigeants africains aiment parler, ils aiment les réseaux, ils détestent la rigidité des systèmes. Ils sont enracinés dans le monde de l’oralité et la colonisation n’a pas gommé cette spécificité. S’il leur arrive de se plier aux méthodes diplomatiques occidentales, c’est par courtoisie et par intelligence. Deux qualités qui, selon eux, font souvent défaut aux émissaires occidentaux » : cette analyse est celle de Jean-Yves Ollivier dans sa première profession de foi africaine, recueillie à l’été 1999 par Politique internationale . Ollivier aurait tout aussi bien pu remplacer « les dirigeants » par un sujet singulier : Denis Sassou Nguesso. Celui-ci ne pouvait donc s’entendre avec l’inspecteur des finances Philippe Jaffré, le dernier patron d’Elf Aquitaine – souvent rebaptisée « Elf Africaine » – avant sa fusion-absorption par Total. Il est vrai que Jaffré avait du mal à jongler avec les systèmes de financement « souples » mis en place entre la compagnie pétrolière française et les cassettes des présidents dans les des personnalités africaines », comme l’écrivait en 2003 le juge Renaud Van Ruymbeke en instruisant l’affaire Elf. Le magistrat a rédigé un pavé de 657 pages qui décrit par le menu tous les acteurs de l’affaire, leurs relations interpersonnelles et leurs opérations secrètes. Ce document judiciaire demeure, à ce jour, le « roman vrai » d’Elf Africaine. À l’exception notable de Philippe Jaffré, Denis Sassou Nguesso a séduit tous les patrons successifs de la compagnie pétrolière française, qui produit aujourd’hui plus de 60 % des 300 000 barils par jour (environ 15 millions de tonnes par an) d’or noir congolais. À commencer par Albin Chalandon, le « découvreur » du capitaine progressiste à la fin des années 1970. Après avoir perdu ses réserves pétrolières et gazières d’Algérie, la France avait trouvé un premier relais énergétique au Gabon, mais elle hésitait, en pleine guerre froide, à investir en république populaire du Congo. « Je me suis tout de suite bien entendu avec [Denis Sassou Nguesso], raconte Albin Chalandon dans le documentaire de Patrick Benquet 4 . C’est d’ailleurs devenu un ami. Bien que marxiste, il était réaliste et [n’était]

subordonné à la Russie que sur un seul pied ! Il était beaucoup plus indépendant d’esprit et cherchait à s’affranchir. Il est devenu un ami de la France. En plus, on a trouvé de très grosses réserves. On a été tout à fait récompensés de notre persévérance, même si on a traversé des moments difficiles. » Après avoir quitté la présidence d’Elf Aquitaine en 1983, Albin Chalandon se rendra souvent à Brazzaville pour conseiller le président congolais sur les questions pétrolières, jusqu’à sa nomination en tant que garde des Sceaux en 1986. Michel Pecqueur, qui dirige Elf Aquitaine de 1983 à 1989, laisse André Tarallo en roue libre pour assurer la survie du système pétrolo-financier. Le « tonton corse » des chefs d’État africains, qui gère avec bonhomie tous leurs petits soucis de tirelire, sera pendant trente ans « l’alpha et l’oméga » du groupe en Afrique, selon la belle formule du président du tribunal qui jugea l’affaire Elf. Nommé en 1989 par François Mitterrand, Loïk Le Floch-Prigent comprend très vite la puissance politique que peuvent lui procurer ses relations directes avec les dirigeants africains. Après avoir hésité à le marginaliser, il décide de composer avec André Tarallo, mémoire des coffres et longtemps intouchable aux yeux d’Omar Bongo. Il sera surtout un allié majeur de Denis Sassou Nguesso contre Pascal Lissouba pendant la période de la guerre civile congolaise, en 1997. Il refuse d’accorder à Le leader congolais tente bien un rétropédalage en catastrophe, offrant même aux pétroliers français les 25 % de la part de l’État dans Elf Congo. Trop tard. Le processus de retour au pouvoir de Denis Sassou Nguesso, avec le soutien de ses réseaux français, est enclenché. En octobre 1997, le chouchou de Chirac, des services secrets et des pétroliers français contrôle à nouveau le pays. Sassou n’oubliera pas Loïk Le Floch-Prigent, emporté par les eaux boueuses de l’affaire Elf. Lorsque l’ancien P-DG d’Elf Aquitaine sort de prison, il accepte toujours de le recevoir, soit à Paris, soit à Brazzaville. Et fait de lui son conseiller privé, comme Albin Chalandon. Affaiblie par plusieurs années de démêlés politico-judiciaires, Elf Aquitaine, privatisée en 1994, renonce à son OPA sur Total. Et c’est elle qui se fait avaler par sa petite sœur en 2000. Patron de Total, Thierry Desmarest ne tarde pas à entamer une tournée africaine pour rassurer les chefs d’État. Il arrive à Brazzaville en octobre 2001, juste au moment où Loïk Le Floch-Prigent, à Paris, fait le tour des plateaux de télévision pour la promotion de son livre Affaire Elf : affaire d’État 5 . Denis Sassou Nguesso obtient de Desmarest de pouvoir commercialiser la totalité de sa production. Puisqu’il n’y a plus de « bonus » ni de « tonton corse » pour monter des préfinancements, autant se charger soi-même des recettes pétrolières. C’est le propre fils du président, Denis Christel Sassou Nguesso, qui gère désormais la commercialisation de l’or noir congolais via la Société nationale des pétroles du Congo (SNPC), créée après la disparition d’Elf Aquitaine. Chez Total, celui qui va devenir le grand ami de Denis Sassou Nguesso est déjà là : depuis 1999, Christophe de Margerie est le directeur général pour l’exploration et la production. Auparavant, il s’est surtout passionné pour le Moyen-Orient, en particulier le Qatar. En reprenant Elf, Total a récupéré dans cet émirat un mégagisement de gaz – le projet Dolphin Energy. Nommé à la tête du groupe en 2007, « le Moustachu » – comme l’appelle affectueusement Denis Sassou Nguesso en public histoire de rappeler qui est le patron – favorise la prise de participation dans Total, à hauteur de 3 %, puis de 5 %, du fonds souverain du Qatar. L’émirat devient ainsi l’un des principaux actionnaires du groupe. Et puisque les princes qataris s’intéressent aussi à l’Afrique, Christophe de Margerie les oriente vers le Congo-Brazzaville de son ami. Le 3 juillet 2013, dans le bureau de Sassou à la présidence, dans le quartier du Plateau, il fête l’entrée du devrait produire 140 000 barils par jour supplémentaires dès 2016. Alors, qui est vraiment le patron dans la tour Elf et dans la tour Bolloré à Paris ? C’est bien Denis Sassou Nguesso. Il est désormais un intime du patron de la première entreprise française. Christophe de Margerie vient parfois se détendre, le week-end, à Oyo, dans la case de nuit du président congolais. Les deux hommes papotent autour d’un fabuleux whisky de vingt-cinq ans d’âge. Qui maraboute qui ? Plus prosaïque et moins proche de Sassou, Nicolas Sarkozy, lors de sa visite officielle à Brazzaville, le 26 mars 2009, avait lancé aux opposants congolais : « Total me dit : c’est Sassou. Bolloré me dit : c’est Sassou. Vous voulez que cela change. Soyez intelligents. Vous n’avez qu’à vous organiser ! »

1 . La Lettre du continent , 15 mars 2012. 2 . Paris Match , 19 août 2013. 3 . Entretien avec l’auteur, 26 juin 2013. 4 . France-Afrique, 50 ans sous le sceau du secret , op. cit. 5 . Loïk Le Floch-Prigent, Affaire Elf : affaire d’État. Entretiens avec Éric Decouty , Paris, Le Cherche midi, 2001.

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